Encore une fois le poète a « parlé ». Et avec raison.
Comme d’habitude, son CD a été très attendu. Ces dernières années ses productions deviennent très espacées. Est-ce à dire que le poète manque d’inspiration ? Sûrement pas. L’évidence la plus profane sous-tend la réalité créative du poète, assujettie à l’évolution de son art : Ait Menguellet murit, et, avec lui, murit sa poésie. Sa poétique et sa musique mêmes accusent une mutation, dans le ton et la mélodie : gnomique, solennel, mais rarement sentencieux, son verbe coule sur des airs vagabonds ou lénifiants, manifestement plus inspirés par les remous de l’âme que par la magie de sa guitare.

Dans tawriqt tacebhant (la feuille blanche), aussi bien que dans son avant dernier CD, Lounis évoque le savoir des sages de chez nous –race en voie de disparition, hélas ! Il y fait référence en tant que socle culturel où se nourrit et se construit le raisonnement du Kabyle, et qui le guide dans ses actions et ses comportements, au sein de la vie courante. Imbu de cette sagesse (de cette philosophie ancestrale), c’est à travers elle que notre poète analyse, avec la finesse qui le caractérise, la vie, la société, les rapports humains, les avatars… puis rend sa vision des choses en vers chantés, enrobés d’une rhétorique personnelle, jugée parfois hermétique au commun des auditeurs.
Hermétique ? Pas tant que ça, à en juger par la ferveur populaire qui a accueilli ce nouveau CD, en Kabylie.
En effet, sur les routes de Kabylie, rares sont les véhicules où l’on n’entend pas se diffuser Tawriqt tacebhant. De l’adolescent au plus âgé, nul n’est indifférent à la voix du poète. Chanteur transgénérationnel, s’il en est, Ait Menguellet est, aujourd’hui, de plus en plus adulé par les jeunes. Pourquoi ?
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, la jeunesse kabyle a un besoin évident de ressourcement dans sa propre culture. En perte de repères, depuis des décennies, la Kabylie patauge dans un désarroi social, culturel… et linguistique. En cause, un tas de facteurs. Ce n’est pas notre propos ici, mais on peut citer, sur le plan de la chanson kabyle, les « non stop » stérilisants, éternelle rengaine de quelques mots raccommodés à la sauce de chacun, et qui ont réduit dangereusement la kabylité dans les esprits. D’autre part, la jeunesse kabyle, lasse des combats sans lendemains, apparaît blasée par un élitisme politique opportuniste et des théories politiciennes qui foisonnent hors du terrain de la réalité quotidienne (la Kabylie). Manifestement, les discours flagorneurs, qu’ils viennent du pouvoir ou d’un autre pôle idéologique n’ont plus de prise sur leur conscience maintes fois fourvoyée, meurtrie. Son reproche : lui a-ton parlé dans sa langue, à cette jeunesse kabyle, analphabétisée par l’Ecole algérienne ? Cela lui donne le sentiment d’être juste une population à conquérir pour aider à satisfaire les ambitions des uns et des autres, et non des êtres considérés pleinement dans leur existence.
Dans ce cas, les chants de Ait Menguellet viennent à point. Ils ont cette faculté de ressourcer en amenant son public à la méditation, sinon à une écoute critique… Les bouleversements sociaux, la médiocrité régnante, les conflits… assujettissent le quotidien au point de s’imposer comme normalité aux esprits sans discernement. Le cours des choses ne doit-il pas obéir à une logique ?
« …Ce que mon cœur désire
Que la paix revienne
Ce que mon cœur désire
Que les nœuds se démêlent
Ce que mon cœur désire
Que les brasiers s’éteignent
Ce que mon cœur désire
Le déclin d’une ascension imméritée… » (ce que le cœur désire)
Bien entendu, les souffrances intimes sont là : les stigmates du temps, les déchirements dus aux aléas de la vie affectent le poète dans la profondeur de son âme. La chanson y est certes un exutoire, mais un exutoire sans relents plaintifs. Ait Menguellet transcende le lamento prosaïque des douleurs intimes, dans une poétique ponctuée d’interrogations, où le dialogue intérieur culmine dans une dialectique dispersante :
« … Je crois avoir finalement compris
Pourquoi la situation est confuse
Dès que je veux me mettre à écrire
Ma raison bat la campagne
Entraînée par des tourments
Ressentant une pièce qui manquait
Comment supporter la douleur de savoir malade
L’un des doigts de sa main ?... » (Tawriqt tacebhant).
Aussi intime que soit sa rhétorique, l’idiolecte de Lounis prend son sens (sa teneur sémantique et sa formule) dans la langue de ses semblables. L’expression poétique de son langage conjugue la subtilité du propos avec la profondeur de l’idée développée. Sa formule est verbe et son verbe est formule.
Les objecteurs de consciences, que font-ils du droit d’opinion, du respect des valeurs humaines ?
« … Le père dès qu’il ouvrait la bouche
Le fils se levait pour obéir
Mais son professeur le retint
Lui disant : repars d’où tu viens
Dis à ton insolent de père
Les choses ne sont plus ainsi
Lorsque tu voudras m’envoyer où que ce soit
Demande-moi si je suis d’accord ou pas… »
Tawrict tacevhant n’est-elle pas aussi, par analogie, l’exemple du vide culturel, la perte des valeurs, qui affecte la Kabylie, et dont le ressourcement devient vital ? La vision, en tout cas, n’est pas dénuée de vérité.
Cette œuvre d’Ait Menguellet, pleine d’enseignements, ne pourrait se contenter d’un simple article pour être présentée ou commentée. La meilleure façon de s’en imprégner c’est de l’écouter. Lounis qui se nourrit toujours du savoir de nos sages, n’est-il pas lui-même un sage de l’époque moderne ? Son œuvre en est, à juste titre, sa plus belle preuve.
Ahcène Bélarbi